Europe: Impossible mémoire commune

Europe: Impossible mémoire commune

20 September 2019 Off By EG

Ecrit avec la mire des élections européennes de 2014 en vue, ce texte s’interroge sur l’impossibilité de faire émerger une mémoire européenne où pourraient se retrouver autant les Irlandais que les Bulgares, les Français que les Estoniens voire les Anglais et les Ecossais. Car la mémoire est très différente de l’histoire en ce qu’elle s’ancre dans le vécu et un récit dont l’objectif politique est moins de faire connaître le passé que de faire vivre ensemble dans le présent. Faire de l’Un avec du multiple.
Mais si la mémoire collective européenne est un projet politique illusoire, rendu encore plus fragile par l’affaiblissement des constructions collectives, il y a néanmoins une histoire partagée de l’Europe et de ses peuples. Et ça, c’est une base solide pour construire de l’identité. Seulement ce ne sera pas une identité nationale, à-la-française ou à-l’allemande, fondée sur une mémoire et une culture communes. Ce sera une identité fondée sur le devenir, sur le renversement du passé et la valorisation du futur.

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Plan de l’article :

  1. Le devoir de mémoire
  2. Le ciment des cimetières
    1. L’unité d’un monde
    2. La coïncidence des opposés
  3. La rupture du temps
    1. « L’instant éternel »
    2. Histoires d’Europe pour collectif sans mémoire ?
  4. Le vaisseau Europe : nouvel « Enterprise » ?

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Largement et légitimement occulté par l’acuité des crises que connaissent les sociétés européennes depuis 2008, le problème posé par la question de la mémoire commune des Européens ne semble jamais relever de l’impératif, du spectaculaire ou de l’urgence – pour autant, chacun s’accorde à reconnaître qu’il présente un défi réel, sous-jacent mais croissant, d’une actualité politique et philosophique persistante. La raison en est triple : politique, épistémologique et, quoique le terme apparaisse parfois inapproprié en matière de destinées collectives, psychologique.
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…//… de plus en plus, l’essoufflement spectaculaire des moteurs traditionnels de l’intégration européenne conduit une classe politique grevée par un manque d’imagination chronique à se tourner vers le passé pour dégager des visions d’avenir. Indiscutablement, les débats politiques sur l’Europe peuvent se révéler passionnés, comme l’avaient souligné les campagnes référendaires du printemps 2005 en France et aux Pays-Bas. Mais, à défaut d’être sereins, ils pourraient au moins être clairs. Or la discrétion ou les atermoiements des partisans de la construction européenne quant à un contenu politique articulé dans un projet clairement identifiable ont souvent rendu leurs discours irrecevables – à tout le moins inaudibles – pour une grande partie des citoyens appelés à se prononcer, et à trancher sans appel par plébiscite. De même que l’épouvantail du populisme ne peut suffire à combler le déficit de légitimité des élites, de même l’invocation du passé ne peut prétendre suffire à pallier l’absence de leadership pour l’avenir….//…

Car enfin, même si la rupture générationnelle est venue condamner les formes classiques de la mémoire collective, il reste pourtant bien en Europe un « fardeau de la mémoire » qui n’est pas l’apanage unique des seuls Allemands, coupables du nazisme. Ce fardeau est complexe, puisqu’il englobe toute l’histoire européenne, sa mémoire religieuse, faite de conflits et d’unité, sa mémoire artistique, son histoire intellectuelle et scientifique, qui forgèrent sa domination d’un temps, etc. On y retrouvera tout : les classes moyennes et les trois ordres, Omar, César, Adolf et Gengis, les esclavages d’Athènes à Nantes et Bristol, les flammes des autodafés, les brouillards de Treblinka et la boue des tranchées, La Flûte enchantée, le sourire de Mona Lisa et les rimes des Châtiments, Louis, Karl et Alexandre, Sainte-Sophie, Reims et Westminster, Il principe, Civitas Dei, De l’esprit des lois et Die fröhliche Wissenschaft, le pape, les sciences et l’université, Colomb, Brazza et les jésuites, le camp du Drap d’or et les vignobles de Bourgogne, Mantzikert, Lépante, Tannenberg, Stalingrad et Trafalgar, les Tuileries (1789), le palais d’Hiver (1917) et la porte de Brandebourg (1989), les traités de Verdun, de Westphalie et de Rome. …//…

…//… La grande difficulté reste d’inventer une méthode politique pour construire l’identité européenne à l’inverse de l’identité nationale : sur le devenir plutôt que l’avoir été.

Cahiers philosophiques, 2014/2 (n° 137), p. 33-49. DOI : 10.3917/caph.137.0033.
https://www.cairn.info/revue-cahiers-philosophiques1-2014-2-page-33.htm