
GAZA le scandale permanent
Le contraste ne pourrait ĂŞtre plus saisissant. Alors que l’Europe s’est engagĂ©e sans hĂ©siter aux cĂ´tĂ©s de l’Ukraine depuis le 24 fĂ©vrier 2022, envahie par son voisin russe, et qu’elle a depuis rĂ©ussi Ă maintenir son unitĂ© malgrĂ© les mauvaises volontĂ©s de certains Etats membres (EIH 22/12/23), elle brille par son impuissance et sa dĂ©sunion Ă dĂ©noncer les violations rĂ©pĂ©tĂ©es du droit international et de crimes de guerre, dans la guerre menĂ©e par Israel contre la population de Gaza (EIH 2/6/24). Â
Ce conflit qui était de l’ordre du droit à la légitime défense, en représailles au terrible massacre du 7 octobre 2023 a changé de nature, comme en témoigne l’historien spécialiste du Moyen Orient, Jean-Pierre FIliu dans un livre tiré de son séjour à Gaza. Les querelles sémantiques sur l’entreprise génocidaire (EIH 5/11/23) alternent avec le sentiment d’horreur et d’impuissance devant la situation humanitaire catastrophique. La faim est devenue une arme de guerre (EIH 17/3/24). Un parallèle historique tragique avec l’Ukraine affamée par Staline en 1932.
Après des mois à craindre l’escalade et l’embrasement de la région, avec les opérations israéliennes contre les proxies de l’Iran, l’attaque audacieuse et meurtrière de ces derniers jours contre les sites nucléaires et balistiques iraniens, accompagnée de l’assassinat de hauts responsables iraniens a encore plus souligné combien l’UE, pourtant partie prenante essentielle de l’accord sur le nucléaire iranien, n’est pas, ou plus, un acteur qui pèse dans la région. Tandis que Tel Aviv parle de « frappe préventive », comme on le lit dans cette analyse des récits médiatiques, la crainte d’une riposte iranienne majeure agite la scène internationale.
Pour IsraĂ«l, c’est le moment de vĂ©ritĂ© diplomatique.
Face Ă l’aggravation de la crise humanitaire, 17 des 27 États membres de l’UE ont acceptĂ© de rĂ©examiner leur partenariat commercial avec IsraĂ«l. C’est une Ă©volution politique importante, quoiqu’encore timide. La majoritĂ© des gouvernements europĂ©ens reste prudente, Ă©vitant les ruptures franches, notamment en raison de la complexitĂ© du processus dĂ©cisionnel Ă l’unanimitĂ© dans les affaires Ă©trangères europĂ©ennes. Depuis leur reconnaissance unilatĂ©rale de la Palestine l’annĂ©e dernière, l’Espagne ou l’Irlande continuent de pousser pour une position commune de l’UE plus ferme.
Elles se heurtent aux réticences de leurs partenaires, voire à leur refus. Cet article d’EUNews rappelle comment la France, l’Allemagne, l’Italie ou la Hongrie ont plaidé pour protéger Netanyahu malgré le mandat d’arrêt de la CPI datant du 21 novembre 2024.
E. Macron a cependant appelé au cessez-le-feu à Gaza, F. Merz à invité Netanyahu en Allemagne, et V. Orban l’a accueilli en Hongrie, déclarant qu’il n’exécuterait pas le mandat et annonçant le retrait de la CPI, le ministre des affaires étrangères italien, A. Tajani a refusé d’appliquer le mandat en Italie.
Ces soutiens remettent en cause l’application du droit international au sein de l’UE. En outre, les dirigeants français, britannique et allemand ont apporté leur soutien à l’attaque israélienne sur l’Iran. Ils ont salué ce vendredi 13 juin le « droit d’Israël à se défendre » après les frappes contre les installations nucléaires iraniennes, tout en enjoignant à la retenue et à la voie diplomatique. Selon Le Monde, ce positionnement reflète un équilibre délicat : soutenir la sécurité d’Israël face à une menace nucléaire supposée, sans pour autant condamner formellement les frappes.
Ces trois pays, signataires de l’accord de 2015 avec l’Iran, appellent à éviter une escalade. Dans le même temps, l’UE reste cohérente avec sa ligne diplomatique, mais sans soutien explicite aux attaques militaires.
Son soutien en demi-teinte à l’attaque israélienne sur l’Iran contraste pourtant avec les premiers pas vers une remise en cause de sa position sur Israel ces dernières semaines. Comme le déclarait le ministre français des affaires étrangères, la révision de l’accord avec Israel “est légitime”.
Les gestes symboliques en ce sens se multiplient : le Royaume-Uni a suspendu les négociations commerciales bilatérales avec Israël, le Parlement espagnol a adopté une motion en faveur d’un embargo sur les armes, contre l’avis du gouvernement, provoquant des tensions dans la coalition de Pedro Sanchez. À Bruxelles, une initiative du personnel de l’UE pour la paix a recueilli plus de 2 000 signatures de fonctionnaires européens appelant à une action humanitaire concrète. Fin mai, des manifestations sont organisées dans 13 villes européennes par des citoyens juifs opposés à l’armement d’Israël et à l’accord d’association UE-Israël, témoignage d’une société civile européenne en alerte.
L’un des leviers de pression les plus significatifs à la disposition de l’UE sur Israël est en effet l’accord d’association qui encadre les relations commerciales, politiques et scientifiques. Comme le souligne Médiapart, son annulation aurait une véritable portée politique et économique. Toutefois, sa suspension nécessite l’unanimité, ce qui en rend l’activation improbable à court terme.
Certains éléments de cet accord, notamment la participation d’Israël au programme Horizon, pourraient être suspendus à la majorité qualifiée. Horizon est le plus important programme de coopération scientifique au monde. Israël y est un acteur central depuis 1996, recevant plus d’un milliard d’euros de subventions. Des technologies comme le “Dôme de fer” ont bénéficié de ces financements. Une suspension aurait un impact direct sur la recherche israélienne et provoquerait probablement une fuite des cerveaux. Le Conseil des sciences israélien a déjà averti des « conséquences profondes » en cas de rupture.
Pour l’UE, cette pression scientifique représente un levier politique stratégique, plus facile à mobiliser que les sanctions commerciales classiques. Il s’agirait là d’un signal clair envoyé à Israël sans passer par des sanctions plus lourdes, difficilement réalisables dans le cadre européen. Au sein de l’UE, certaines lignes commencent cependant à bouger, notamment en Allemagne, pays historiquement lié à la sécurité d’Israël.
Le 27 mai, le site Eurointelligence livrait une analyse exhaustive de l’évolution de Friedrich Merz sur ce sujet. Le chancelier ainsi a durci le ton, et remis en cause la justification des frappes israĂ©liennes Ă Gaza. Il a dĂ©noncĂ© la famine comme une arme de guerre et affirmĂ© l’opposition Ă toute expulsion des Palestiniens. Son ministre des Affaires Ă©trangères a suivi en condamnant l’opĂ©ration tout en prĂ©cisant que l’Allemagne continuerait Ă livrer des armes Ă IsraĂ«l et Ă respecter l’accord d’association europĂ©en. Cette position un peu schizophrène reflète l’embarras allemand, partagĂ© par d’autres pays europĂ©ens. Felix Klein, commissaire Ă la lutte contre l’antisĂ©mitisme, a lui aussi appelĂ© Ă un dĂ©bat plus honnĂŞte sur le soutien allemand Ă IsraĂ«l. Il a mĂŞme estimĂ© que les actions israĂ©liennes Ă Gaza ne servaient ni la paix ni la sĂ©curitĂ© Ă long terme.
L’UE se retrouve dans une situation où elle cherche à exercer une influence politique, mais sans consensus fort ni stratégie unifiée. La tentation d’agir par des moyens indirects — suspension de programmes scientifiques, mobilisation des fonctionnaires, signaux publics — montre à quel point l’Europe est dépendante de sa cohésion interne.
Le think tank Friends of Europe estime que l’UE a à sa disposition 5 outils stratégiques au-delà des sanctions pour mettre fin à la guerre à Gaza et reconstruire la paix : instaurer des sanctions ciblées contre les extrémistes, soutenir les défenseurs des droits humains et les bâtisseurs de paix, créer un fonds de reconstruction dirigé par des acteurs locaux, reconnaître conditionnellement un gouvernement palestinien de transition, et exploiter sa diplomatie coordonnée avec les partenaires arabes. Ces mesures visent à isoler les responsables de la violence tout en favorisant les initiatives pacifistes, soutenant la gouvernance palestinienne et renforçant le rôle diplomatique de l’UE dans la résolution du conflit.
Par ailleurs, l’UE craint que toute pression exercée n’alimente le discours israélien de l’isolement, renforçant les factions extrémistes au pouvoir. Le gouvernement Netanyahu pourrait interpréter un durcissement européen comme une preuve que seul Israël peut se protéger, poussant encore plus loin ses offensives. Des menaces ont déjà été proférées : Israël envisage de saisir des portions de la Cisjordanie si la France ou le Royaume-Uni reconnaissent un État palestinien.
Les frappes sur l’Iran ont d’ores et déjà fait reculer la perspective de cette reconnaissance, puisque la conférence de l’ONU sur le sujet a été ajournée par la France. Mais le danger est imminent. Pendant que l’UE tâtonne, les regards restent tournés vers les États-Unis.
Donald Trump, bien qu’ambigu, ce que soulignent certains observateurs, conserve l’initiative diplomatique. Il cherche à combiner pressions militaires et offre de négociation avec l’Iran, dans une stratégie de pression.
L’Union européenne n’est, pour l’heure, pas un acteur de premier plan dans cette négociation nucléaire, malgré ses capacités diplomatiques et économiques.
Dans une analyse stratégique, le think tank ECFR alerte que les frappes israéliennes du 13 juin sur plus de 100 sites nucléaires et militaires iraniens (« Operation Rising Lion ») ont brisé la diplomatie nucléaire et poussent la région vers une guerre majeure.
L’Europe doit agir rapidement : soutenir l’AIEA pour protéger ses inspecteurs, coordonner avec les États-Unis et les pays du Golfe pour freiner l’escalade, engager l’Iran diplomatiquement, et préserver la viabilité d’un futur accord nucléaire. Agir maintenant est vital pour éviter un conflit régional qui menacerait directement les intérêts européens. Pourtant, dans le cadre d’une désescalade régionale, l’UE pourrait jouer un rôle clé, à condition de parler d’une seule voix.
Sa capacité à conditionner la coopération scientifique et commerciale, à mobiliser sa société civile et à peser dans les forums multilatéraux, peut faire d’elle un contre-pouvoir utile face à l’impunité croissante d’Israël.
Mais pour que l’Europe soit entendue, elle devra dépasser l’indignation fragmentée et oser poser des lignes rouges concrètes. Faute de quoi, son message pacifiste et humanitaire de réconciliation risque de rester lettre morte.