NEXPERIENCE
La souverainetĂ© industrielle est un long chemin de croix pour l’UE. Les aventures de l’entreprise Nexperia, ces dernières semaines, illustrent bien la dĂ©pendance europĂ©enne Ă des fournisseurs Ă©trangers pour des composants stratĂ©giques. Elle met aussi en exergue la vulnĂ©rabilitĂ© des chaĂ®nes de valeur face aux dĂ©cisions unilatĂ©rales d’États tiers et la difficultĂ© de concilier sĂ©curitĂ© nationale, pression gĂ©opolitique et continuitĂ© industrielle, cĹ“ur des enjeux de souverainetĂ© industrielle de l’Union.Â
Ce fabricant nĂ©erlandais de semi-conducteurs, basĂ© Ă Nimègue et dĂ©tenu par le groupe chinois Wingtech depuis 2018, joue un rĂ´le clĂ© dans plusieurs industries europĂ©ennes, notamment l’automobile et l’électromĂ©nager. Avec plus de 100 milliards de puces produites chaque annĂ©e, il occupe une position dominante dans la filière automobile du continent. Nexperia fournit près de 49 % des composants utilisĂ©s par le secteur. Les puces de Nexperia sont d’abord fabriquĂ©es en Europe avant d’ĂŞtre envoyĂ©es en Chine pour la finition, puis rĂ©exportĂ©es vers des clients europĂ©ens.
La saga Nexperia s’inscrit dans un affrontement plus vaste, à la croisée de la gouvernance, de la souveraineté industrielle et de la vulnérabilité des chaînes de valeur. Un affrontement entre trois continents et trois visions du monde. Portée par l’IA et le big data, la course à la puissance de calcul oppose l’Europe et les États‑Unis dans une rivalité au parfum de guerre froide.
La Chine, loin d’être suiveuse et spectatrice, avance sur deux fronts : l’innovation et le « Legacy ». En matière d’innovation, Nvidia et AMD conservent leur primauté, mais la Chine multiplie les percées ciblées. Des chercheurs de l’Université de Pékin ont récemment dévoilé une puce analogique capable de rivaliser, sur des usages déterminés, avec des GPU de pointe.
Cette dynamique ne constitue toutefois qu’un volet d’une stratégie plus large. Là où l’Occident concentre l’essentiel de ses efforts sur l’extrême haut de gamme dans une forme de rivalité fratricide, la Chine a pris acte d’une réalité économique simple : la majorité des besoins industriels repose encore sur des technologies matures et d’ancienne génération. Pékin a investi méthodiquement dans les segments dits « legacy » — diodes, régulateurs de tension, transistors — moins sophistiqués mais indispensables à l’automobile et à l’électronique grand public. En contrôlant la finition et l’assemblage, la Chine s’est positionnée en arbitre opérationnel des flux mondiaux, créant une dépendance structurelle difficile à dénouer.
Les Etats-Unis estiment qu’en 2027 plus de 40 % du marché « legacy » seront détenus par la Chine. En réaction aux risques perçus, Washington a inscrit Wingtech sur sa liste d’entités restreintes pour motifs de « sécurité nationale » et a fait pression sur La Haye. Les autorités néerlandaises ont, de leur côté, pointé les risques de « transfert inapproprié d’actifs, de fonds, de technologies et de connaissances ».
Le 30 septembre 2025, elles ont invoqué le Goods Availability Act — une loi dormante depuis 1952. L’objectif est de reprendre temporairement la main sur Nexperia et forcer un rachat auprès de son actionnaire chinois. La chambre des entreprises de la cour d’appel d’Amsterdam a suspendu le CEO chinois et placé la société sous gouvernance provisoire. Pékin a aussitôt riposté en bloquant les réexportations de puces vers l’Europe, plaçant l’industrie au pied du mur.
À l’automne 2025, Nexperia a donc rappelé à l’Europe qu’on ne peut pas changer les règles du jeu sans en assumer les conséquences. Pour une filière automobile fortement dépendante, le risque d’arrêt de lignes s’est matérialisé en quelques jours : sans diodes, régulateurs ou transistors qualifiés, pas de sous‑ensembles livrables, et des cycles de requalification trop longs pour répondre à court terme. Des constructeurs européens — de BMW à Volkswagen, en passant par des équipementiers comme Bosch — ont alerté sur des interruptions imminentes. La tension a culminé lorsque, le 6 novembre 2025, Nexperia a cessé ses expéditions de wafers vers sa filiale chinoise, invoquant l’absence de garanties de gouvernance et des irrégularités bancaires locales.
L’industrie s’est retrouvée prise en étau : verrou chinois sur la réexportation d’un côté, robinet européen refermé de l’autre. L’Allemagne, particulièrement exposée via ses champions automobiles, a plaidé pour une désescalade rapide, entraînant la mobilisation de la Commission européenne.
Le point de bascule est intervenu le 1er novembre 2025 : Pékin a annoncé des exemptions ciblées aux contrôles d’exportation des produits Nexperia vers l’Europe, permettant une reprise partielle des flux. Le 19 novembre, prenant acte de ces assouplissements et de « réunions constructives » avec les autorités chinoises, le ministre néerlandais de l’Économie a suspendu l’ordre pris au titre de la loi sur la disponibilité des biens, y voyant un « signe de bonne volonté » pour sécuriser l’approvisionnement sans interférer avec la procédure judiciaire interne. Cette détente demeure toutefois précaire : les exemptions sont par nature révocables et la dépendance au packaging en Chine continue de peser sur la robustesse des flux.
L’épisode a accéléré une prise de conscience salutaire. Les « crocs » réglementaires existent et peuvent mordre, encore faut‑il des muscles industriels pour encaisser la riposte.
La prochaine fois, l’Europe devra être capable d’arbitrer sans menacer sa propre continuité productive. C’est le vrai test d’une autonomie stratégique crédible : disposer non seulement des normes et des lois, mais aussi de la maîtrise des maillons critiques.
À cette condition, seulement, David peut raisonnablement prétendre tenir tête à Goliath.
