Le blé, nerf de la guerre : la sécurité alimentaire est au cœur de la puissance européenne
Même s’il est trop tôt pour dire que l’Apocalypse approche, le Cavalier de la Guerre chevauche de concert avec celui de la Famine. Depuis trois mois, la brutale agression russe sur l’Ukraine a mis à nu de nouvelles fragilités dans notre tranquille confort matériel de démocraties prospères. Déjà la pandémie (était-ce le Cavalier de la Peste ?) avait brisé la chaine de valeur mondialisée et forcé l’Europe à reconnaître les impasses de son modèle économique mercantiliste fondé sur l’intensification du commerce et l’exportation.
À présent, cette guerre entre deux des principales puissances agricoles mondiales a un effet dévastateur sur la sécurité alimentaire collective. En outre, la sécheresse et les conséquences du dérèglement climatiques viennent considérablement aggraver la situation, de l’Inde qui a suspendu ses exportations de céréales et de sucre, à l’Afrique, dont une majorité de pays dépendent du blé ukrainien ou russe.
Si en Europe, la première préoccupation immédiate aura été de répondre aux difficultés des agriculteurs directement affectés par les perturbations des marchés, les mesures d’urgence de la Commission européenne et des États membres se sont pour le moment contentées d’amortir les chocs. Pourtant, la grande question de la résilience et de la sécurité alimentaires se pose avec de plus en plus d’acuité. Pour la Présidence Française du Conseil de l’UE, le sujet est devenu d’autant plus central que celle-ci avait placé la puissance du continent et son autonomie stratégique au cœur de ses ambitions pour ce semestre.
Sécurité alimentaire au menu
Après un Conseil agriculture, mardi, consacré à la situation sur les marchés agricoles, la sécurité alimentaire et la pénurie d’engrais se retrouvent au menu du sommet européen de lundi et mardi. Dans la continuité des débats du Sommet de Versailles fin mars, les dirigeants européens dénoncent la forme de blocus russe sur la production agricole ukrainienne et les ports de la mer Noire, dont le contrôle apparait plus que jamais comme le nouvel objectif stratégique de l’avancée militaire russe. Et réitèrent leurs craintes d’une « pénurie d’engrais » au niveau mondial.
Mais derrière l’épuisement des stocks d’huile de tournesol ou l’envol des prix de la baguette, se profile la crise de tout le modèle agricole européen. L’hyperspécialisation des territoires, basée sur des transports peu chers et carbonés, fait que l’autonomie alimentaire des territoires français est de 2 % (soit 98 % de notre alimentation est importée par camions d’autres territoires français et d’autres pays). Les autres pays européens ne sont pas mieux lotis.
Comme le répète Stéphane Linou, expert associé au Laboratoire Sécurité Défense du CNAM, « l’alimentation est une question de sécurité et de paix civile ». L’autonomie stratégique européenne passe obligatoirement par la capacité des territoires et de leurs populations à se nourrir en partie localement. Les cultures industrielles comme les agrocarburants ou les cultures fourragères pour engraisser le bétail sont autant d’obstacles à la sécurité alimentaire du continent. Manger ou conduire ? Sans changement de modèle, cette alternative absurde perdure. D’ailleurs dès avant la guerre, tirant les leçons du Covid, l’UE s’était dotée d’un « Plan d’urgence destiné à garantir l’approvisionnement et la sécurité alimentaire ».
La transformation du modèle agricole menacée
Malheureusement, plutôt que de saisir les nécessités de ces crises pour évoluer vers la résilience, certains Etats membres, ainsi que le puissant lobby des producteurs agricoles européens ont choisi la résistance aux changements. La guerre en Ukraine et ses conséquences leur a ainsi offert une occasion inespérée pour appeler à reconsidérer les ambitions écologiques de l’UE, en particulier face à la menace d’une rupture dans les approvisionnements alimentaires. Des Etats membres ont ainsi appelé à un ajustement de la Politique Agricole Commune (PAC) pour corriger les objectifs de la politique alimentaire européenne, la stratégie Farm to Fork (« de la ferme à la fourchette ») pièce essentielle du Green Deal, ainsi que la stratégie en faveur de la biodiversité. Dans une déclaration conjointe les syndicats agricoles de neuf pays d’Europe centrale ont eux-aussi demandé de nouvelles dérogations aux règles du verdissement de la PAC.
Mais proposer de reconsidérer le calendrier du Green Deal visant la réduction des pesticides et engrais et de reporter l’entrée en vigueur des mesures écologiques de la PAC, c’est d’abord maintenir un modèle agricole mécanisé et industriel, surconsommateur d’hydrocarbures et d’intrants chimiques aux coûts croissants, dépendant d’une chaine de distribution fondée sur les énergies fossiles. Sous le prétexte apparemment généreux de « la faim dans le monde », c’est tout le plan de transformation du modèle agricole européen qui se trouve menacé. Et avec lui, l’espoir d’une réelle sécurité alimentaire du continent.
Article publié dans le JDD sur le blog EuropaNova de la PFUE, le 28 mai 2022 https://www.lejdd.fr/International/le-ble-nerf-de-la-guerre-la-securite-alimentaire-est-au-coeur-de-la-puissance-europeenne-4114235