Bronislaw Geremek et l’Europe de demain – ou « comment éduquer à l’esprit européen »
L’Europe – cette merveille
« Vous verrez… Un jour, vous serez dans votre bureau à la Commission européenne en train de transpirer sur la nouvelle Directive Bananes, mais à un moment vous lèverez la tête et vous vous direz : l’Europe c’est quand même merveilleux »[1].
Dans la bouche du professeur Bronislaw Geremek s’adressant à ses étudiants du Collège d’Europe, l’Europe c’était un peu comme la 8ème merveille du monde. C’est sur cet émerveillement qu’il concluait, inlassablement chaque année le cours qu’il dispensait à Natolin. Un cours difficile, exigeant, complexe et conceptuel, déroulé entre septembre et décembre, alors que le campus passait du splendide festival de l’automne doré polonais à la nuit précoce d’un hiver inhabituellement rude pour la plupart des étudiants.
Un voyage au cœur de la « Civilisation européenne », pour en explorer les « héritages et perspectives ». Combats politiques et controverses religieuses, conquérants, croisés ou colons, théologiens, missionnaires et universitaires, développements industriels et transformations sociales, démocratisation et recherche de la justice sociale, traditions et modernités, moments glorieux et sombres périodes.
Derrière les flammes des autodafés, les brouillards de Treblinka ou la boue des tranchées, entre la Flûte enchantée, le sourire de Mona Lisa ou les rimes des Châtiments, face à Sainte-Sophie, Reims et Westminster, en méditant Il principe de Machiavel, Civitas Dei de Saint-Augustin, L’esprit des lois de Montesquieu et Die fröhliche Wissenschaft de Nietzsche, en racontant Mantzikert, Lépante, Tannenberg, Stalingrad ou Trafalgar, en liant les Tuileries (1789), le Palais d’hiver (1917) et le Brandebourger Tor (1989)… une façon érudite mais tellement simple de montrer combien les traités de Rome doivent à leurs prédécesseurs de Verdun ou de Westphalie.
De mythes fondateurs en faits historiques concrets, le Professeur invitait ses étudiants sur un chemin historique escarpé, parsemé de profondes réflexions philosophiques sur l’essence de la pensée européenne, l’originalité d’une civilisation construite dans la rencontre des contraires et l’audace prométhéenne des hommes et femmes qui en tissèrent la trame historique. On l’y suivait comme Dante suivit Bérénice, à la rencontre des maîtres d’aujourd’hui, Braudel bien sûr, mais aussi Toynbee, Elias, Duroselle ou Morin, et de ceux d’hier, d’Hérodote à Victor Hugo.
Seule constante ou presque d’un programme académique souvent remanié depuis l’établissement en 1994 du campus polonais du Collège d’Europe, à Natolin dans l’ancien fief des Potocki, les cours du professeur Geremek prenaient ainsi le contre-pied parfait des approches technocratiques qui aujourd’hui caractérisent trop souvent les études européennes. Quitte à plonger certains étudiants dans l’angoisse, silencieux ou rétifs devant la profondeur conceptuelle exigée d’eux, et rassurés seulement par le doux langage bien balisé du droit européen de la concurrence ou la mécanique bien huilée des rouages du grand marché intégré.
Dispensé dans un français soutenu, particulièrement déconcertant pour les moins à l’aise avec la langue de Racine, ce cours ambitieux résultait d’un constat et d’un pari. Le constat que dans ce domaine en pleine expansion que représentent les « études européennes », il y avait effectivement une place naturelle, et nécessaire, pour l’approche générale de l’Europe en tant que civilisation commune, entre mémoire collective et histoires partagées. Quant au pari, c’était celui d’une éducation à « l’esprit européen ».
Alors que s’ouvrait au tournant du nouveau millénaire le grand débat sur l’avenir de l’Union européenne, le professeur Geremek y décelait en filigrane la délicate question de la « finalité européenne ». Quitte à faire parfois un peu de téléologie, c’est-à-dire commettre le péché originel des historiens, qui fait du passé la longue marche nécessaire vers un présent inéluctable… Mais quand on est passé de l’étude du passé à la fabrication de l’avenir, on n’a aucune raison de ne pas assumer la relation incestueuse entre histoire et politique.
Car cette entreprise intellectuelle répondait à une nécessité politique : prolongeant dans l’amphithéâtre les principes inspirant son action publique sur la scène européenne, il considérait comme une ardente priorité politique de fournir aux jeunes Européens, et surtout aux futurs leaders de cette Europe en construction, le savoir nécessaire sur leur passé commun ainsi que sur les défis et interrogations concernant l’avenir de l’intégration européenne : « Il est particulièrement important de lier le passé et l’avenir en cherchant de quelle façon l’histoire pèse sur l’actuel et définit – ou non – les contours d’une civilisation et forme l’esprit européen de nos jours. L’intérêt d’étudier les fondements et les forces créatrices de la civilisation européenne est au seuil de ce siècle bien évident. On peut accepter ou nier la thèse de Samuel Huntington sur le choc des civilisations, mais on ne peut pas ignorer l’importance du concept de civilisation pour la compréhension du monde actuel. »
Il estimait en outre qu’avec le relatif recul progressif de la puissance économique et de l’influence politique de l’Occident dans le processus de mondialisation, il fallait lier la réflexion sur le rôle global de l’Europe avec celle de la place de la civilisation européenne dans ce monde résolument post-occidental. « Où sommes-nous, d’où venons-nous et où voulons-nous aller ensemble ? » C’est avec cette triple question récurrente qu’il remettait en perspective toute l’actualité politique d’une Europe en construction.
Le pari d’une éducation à l’esprit européen, c’est en fin de compte celui de répondre à cette brûlante question : « pourquoi voulons-nous vivre ensemble ? »
Faire les Européens…
« Maintenant il faut faire les Européens. » Dans un Collège d’Europe où se cotoyaient plus d’une trentaine de nationalités européennes voire extra-européennes chaque année, c’était une boutade. Mais des plus sérieuses. Parodiant Massimo d’Azeglia qui affirmait au lendemain de l’unité italienne obtenue à bout de canon lombard et de courage garibaldien qu’après avoir « fait l’Italie », il fallait « maintenant faire les Italiens » – c’est-à-dire doter des individus de cultures et de traditions politiques différentes, d’un sentiment d’appartenance commune.
Dans son enseignement, le professeur Geremek s’attachait donc à identifier les grandes lignes directrices structurant l’histoire et la civilisation européennes, en particulier les ruptures culturelles et politiques qui sont à l’origine de cette irréductible diversité qui fait la richesse du continent – et perdurent, sous des formes atténuées ou encore vives. Ainsi, les multiples fractures Est-Ouest, doublées d’autres clivages Nord-Sud, se retrouvent jusqu’au cœur des débats politiques contemporains provoqués par l’intégration européenne. A titre d’exemple, c’est ce clivage un peu simpliste mais encore très opérationnel qu’on peut retrouver aujourd’hui dans le débat sur le degré et le type de solidarité financière et économique qui doit lier entre eux les différents Etats membres.
« La réunification de l’Europe rendue, possible par la fin de la guerre froide et du partage en deux Europe, suppose une prise de conscience collective autour de l’idée européenne et de l’esprit européen. » Se revendiquant d’un Hendrik Brugmans ou d’un Denis de Rougemont, son enseignement visait ainsi à « sensibiliser les jeunes Européens aux problèmes de l’identité européenne comme fondement du sentiment de citoyenneté. » Afin d’introduire le questionnement sur l’Europe et ses caractères originaux dans la formation des futurs cadres européens.
En ce sens, le professeur Geremek s’inscrivait donc délibérément dans la grande tradition des éducateurs de l’âge des nations – mais paradoxalement, au nom d’une sorte d’anti-nation, au nom d’une idée qui prétend les dépasser toutes : l’Europe. Au fil de ses interventions publiques ou de son enseignement académique, on pouvait ainsi constater à quel point son rapport aux nations était à la fois simple et dialectique : les nations sont l’essence de l’Europe, mais l’Europe dépasse les nations. L’intérêt européen n’est pas la simple somme arithmétique des intérêts nationaux, mais l’incarnation d’un niveau d’intérêt supérieur, commun à tous les Européens.
Au carrefour de cette dialectique se trouve le rôle des Etats, à qui la modernité politique a depuis le XVIIe siècle confié le monopole de la représentation nationale. Le problème réside donc évidemment dans l’articulation entre le national et l’européen. Entre mémoires nationales et mémoire européenne commune, entre identités nationales établies et identité européenne en devenir, entre Etats-nations jaloux de leur souveraineté et institutions supranationales… la tension est souvent très simplement celle qui existe toujours entre intérêt général (européen) et intérêts particuliers (nationaux).
« Le trait particulier de l’expérience européenne c’est que le principe national coexiste avec l’ambition universelle ». Une façon de rejoindre cette autre référence privilégiée par le professeur Geremek à ce sujet : l’historien français Marcel Gauchet, qui considère que l’unification européenne ne peut s’accomplir qu’à travers ses nations – ajoutant que le jour où il n’y aurait plus de nations pour vouloir l’Europe, il n’y aurait plus d’Europe. Entre réalisme et défaitisme, on ne peut d’ailleurs que constater, avec une certaine amertume, combien cette analyse se révèle malheureusement pertinente à l’heure où les gouvernements de plusieurs membres fondateurs de cette communauté semblent gagnés par une défiance croissante à l’égard de l’intégration européenne.
Certes, le retour du principe national n’est pas intrinsèquement porteur de violence politique, mais l’expérience montre que la revendication d’une identité n’est jamais aussi bien servie que par la confrontation – et souvent la confrontation violente – avec l’autre. Si les citoyens de l’Union européenne ont la chance de vivre dans ce moment historique rare où les conflits les ont dans l’ensemble épargnés, ils doivent reconnaître que la guerre n’en a pas pour autant complètement déserté leur horizon. Il n’y a pas quinze ans, ils ont pu observer in situ les déchirements et la violence qui ont emporté les peuples de l’ex-Yougoslavie – et mesurer à quel point unité et diversité ne se conçoivent pas naturellement de concert, si la volonté de dépasser les rivalités nationales n’est pas forte et partagée.
Transmettre l’Europe
Néanmoins, véritable Ernest Renan de l’intégration européenne, Geremek invitait inlassablement ses interlocuteurs, étudiants, citoyens ou collègues députés, à « penser l’Europe comme une communauté ». Mais une communauté désirée, une communauté « imaginée » au sens propre où Benedict Anderson l’avait définie, en démontrant, contre le froid réalisme d’Ernest Gellner, la force du constructivisme culturel dans la fabrication d’une identité nationale. Et sans nier la force structurante des identités nationales qui suscitent autant qu’elles s’en nourrissent un sentiment d’adhésion profond, un sentiment d’appartenance commune à une entité politique supérieure, spirituelle et (trop) souvent perçue comme éternelle, son enseignement cherchait à la compenser en cultivant la référence au sentiment d’appartenance européenne.
« Le progrès de l’intégration européenne exige à présent de dépasser les égoïsmes nationaux qui apparaissent dans le jeu intergouvernemental et de faire appel à des sentiments d’appartenance collective allant au-delà du sentiment national. »
Comment susciter un tel sentiment d’appartenance, sinon par l’éducation ? On retrouve ici la double culture épistémologique polonaise et française du professeur Geremek. Bien plus que partout ailleurs parmi les vieilles nations d’Europe, c’est en France comme en Pologne que l’éducation a joué son rôle le plus politique dans la formation du sentiment d’appartenance nationale. Pour la Pologne privée d’Etat pendant plus d’un siècle, c’était le moyen de maintenir ce lien spirituel et son identité collective. Pour la République française qui disputait les cœurs et les esprits de ses citoyens à l’emprise encore forte de l’Eglise et des traditions locales, l’école fut le lieu d’apprentissage de la nation – de son territoire, de son histoire et de ses valeurs.
Dans le projet d’une éducation à l’esprit européen se rejoignaient donc le volontarisme politique des communautés en formation et l’idéal d’une communauté naturelle. Citant le philosophe grec Isocrate (380 av. JC) « nous sommes grecs non pas par les liens du sang mais par l’éducation », Geremek faisait un rêve : « Mon rêve serait que l’Union européenne puisse apparaître d’une telle façon. Pas seulement à travers la recherche d’un intérêt, pas seulement à travers le sentiment de relever d’un sol ou d’un droit dont le Vieux Continent s’est doté, mais bien à travers la conviction que nous faisons partie aussi d’une communauté d’éducation. »
Au regard de cette ambition, le collège d’Europe est une structure relativement modeste, qui n’accueille chaque année que quelques centaines d’étudiants (pour 500 millions d’Européens) le temps d’un cycle supérieur de 10 mois. Mais c’est l’institution de d’enseignement de l’Europe par excellence. Créé en 1949 avant même l’invention des communautés européennes, il est dès le départ conçu pour « former des Européens compétents » – une formule vague et significative à la fois ayant l’avantage de laisser le contenu à la discrétion des programmes académiques, qui ont d’ailleurs bien évolué en six décennies. Avec ses multiples nationalités réunies sur un même campus, ses équipes enseignantes recrutées sur tout le continent, voire au-delà, et sa vocation revendiquée de préparer aux affaires publiques européennes, il constitue l’archétype de l’établissement d’enseignement transnational européen. Son développement, sa crédibilité croissante dans la communauté éducative européenne et surtout son déploiement au début des années 1990 vers la « nouvelle Europe » avec l’établissement d’un deuxième campus à Varsovie, en prévision, accompagnement et contribution à l’élargissement futur de l’Union Européenne, font de cette institution un lieu pionnier pour la « fabrique des Européens ».
Entre la socialisation in situ en internat et le maintien de liens très forts dans la communauté étudiante au-delà de la seule année académique, l’une des externalités positives est justement de contribuer à forger ce sentiment d’appartenance à un espace plus large que la stricte communauté nationale – on pourrait y ajouter malicieusement la mention des nombreux couples bi-nationaux qui en sont issus, dont l’actuel vice-Premier Ministre britannique représente un bon spécimen.
Le Collège a donc offert à l’enseignement de Geremek le public idéal pour développer cette expérience humaine un peu folle : éduquer à l’esprit européen. Et pour tous ces jeunes Européens, il était celui qui leur avait parlé de l’Europe comme d’un idéal – celui qui leur avait « transmis l’Europe ». Historien et homme d’Etat, Bronislaw Geremek était en fin de compte et par-dessus tout un professeur. Pour ses étudiants, il était, et il reste, LE professeur.
Aussi, quand le 13 juillet 2008, un tragique accident de voiture a envoyé Bronislaw Geremek rejoindre le ciel étoilé des pères de l’Europe, ce sont plusieurs générations de jeunes Européens qui se sont senties orphelines.
Edouard Gaudot – Bruxelles, 28 octobre 2010
[1] Toutes les citations sont de Bronislaw Geremek, sauf mention contraire.