NEXPERIENCE

NEXPERIENCE

1 December 2025 Off By EG

La souveraineté industrielle est un long chemin de croix pour l’UE. Les aventures de l’entreprise Nexperia, ces dernières semaines, illustrent bien la dépendance européenne à des fournisseurs étrangers pour des composants stratégiques. Elle met aussi en exergue la vulnérabilité des chaînes de valeur face aux décisions unilatérales d’États tiers et la difficulté de concilier sécurité nationale, pression géopolitique et continuité industrielle, cœur des enjeux de souveraineté industrielle de l’Union. 

Ce fabricant nĂ©erlandais de semi-conducteurs, basĂ© Ă  Nimègue et dĂ©tenu par le groupe chinois Wingtech depuis 2018, joue un rĂ´le clĂ© dans plusieurs industries europĂ©ennes, notamment l’automobile et l’électromĂ©nager. Avec plus de 100 milliards de puces produites chaque annĂ©e, il occupe une position dominante dans la filière automobile du continent. Nexperia fournit près de 49 % des composants utilisĂ©s par le secteur. Les puces de Nexperia sont d’abord fabriquĂ©es en Europe avant d’ĂŞtre envoyĂ©es en Chine pour la finition, puis rĂ©exportĂ©es vers des clients europĂ©ens. 

La saga Nexperia s’inscrit dans un affrontement plus vaste, à la croisée de la gouvernance, de la souveraineté industrielle et de la vulnérabilité des chaînes de valeur. Un affrontement entre trois continents et trois visions du monde. Portée par l’IA et le big data, la course à la puissance de calcul oppose l’Europe et les États‑Unis dans une rivalité au parfum de guerre froide.

La Chine, loin d’être suiveuse et spectatrice, avance sur deux fronts : l’innovation et le « Legacy ». En matière d’innovation, Nvidia et AMD conservent leur primautĂ©, mais la Chine multiplie les percĂ©es ciblĂ©es. Des chercheurs de l’UniversitĂ© de PĂ©kin ont rĂ©cemment dĂ©voilĂ© une puce analogique capable de rivaliser, sur des usages dĂ©terminĂ©s, avec des GPU de pointe.  

Cette dynamique ne constitue toutefois qu’un volet d’une stratĂ©gie plus large. LĂ  oĂą l’Occident concentre l’essentiel de ses efforts sur l’extrĂŞme haut de gamme dans une forme de rivalitĂ© fratricide, la Chine a pris acte d’une rĂ©alitĂ© Ă©conomique simple : la majoritĂ© des besoins industriels repose encore sur des technologies matures et d’ancienne gĂ©nĂ©ration. PĂ©kin a investi mĂ©thodiquement dans les segments dits « legacy » — diodes, rĂ©gulateurs de tension, transistors — moins sophistiquĂ©s mais indispensables Ă  l’automobile et Ă  l’électronique grand public. En contrĂ´lant la finition et l’assemblage, la Chine s’est positionnĂ©e en arbitre opĂ©rationnel des flux mondiaux, crĂ©ant une dĂ©pendance structurelle difficile Ă  dĂ©nouer.  

Les Etats-Unis estiment qu’en 2027 plus de 40 % du marché « legacy » seront détenus par la Chine. En réaction aux risques perçus, Washington a inscrit Wingtech sur sa liste d’entités restreintes pour motifs de « sécurité nationale » et a fait pression sur La Haye. Les autorités néerlandaises ont, de leur côté, pointé les risques de « transfert inapproprié d’actifs, de fonds, de technologies et de connaissances ».

Le 30 septembre 2025, elles ont invoqué le Goods Availability Act — une loi dormante depuis 1952. L’objectif est de reprendre temporairement la main sur Nexperia et forcer un rachat auprès de son actionnaire chinois. La chambre des entreprises de la cour d’appel d’Amsterdam a suspendu le CEO chinois et placé la société sous gouvernance provisoire. Pékin a aussitôt riposté en bloquant les réexportations de puces vers l’Europe, plaçant l’industrie au pied du mur.

Ă€ l’automne 2025, Nexperia a donc rappelĂ© Ă  l’Europe qu’on ne peut pas changer les règles du jeu sans en assumer les consĂ©quences. Pour une filière automobile fortement dĂ©pendante, le risque d’arrĂŞt de lignes s’est matĂ©rialisĂ© en quelques jours : sans diodes, rĂ©gulateurs ou transistors qualifiĂ©s, pas de sous‑ensembles livrables, et des cycles de requalification trop longs pour rĂ©pondre Ă  court terme. Des constructeurs europĂ©ens — de BMW Ă  Volkswagen, en passant par des Ă©quipementiers comme Bosch — ont alertĂ© sur des interruptions imminentes. La tension a culminĂ© lorsque, le 6 novembre 2025, Nexperia a cessĂ© ses expĂ©ditions de wafers vers sa filiale chinoise, invoquant l’absence de garanties de gouvernance et des irrĂ©gularitĂ©s bancaires locales.  

L’industrie s’est retrouvĂ©e prise en Ă©tau : verrou chinois sur la rĂ©exportation d’un cĂ´tĂ©, robinet europĂ©en refermĂ© de l’autre. L’Allemagne, particulièrement exposĂ©e via ses champions automobiles, a plaidĂ© pour une dĂ©sescalade rapide, entraĂ®nant la mobilisation de la Commission europĂ©enne. 

Le point de bascule est intervenu le 1er novembre 2025 : PĂ©kin a annoncĂ© des exemptions ciblĂ©es aux contrĂ´les d’exportation des produits Nexperia vers l’Europe, permettant une reprise partielle des flux. Le 19 novembre, prenant acte de ces assouplissements et de « rĂ©unions constructives » avec les autoritĂ©s chinoises, le ministre nĂ©erlandais de l’Économie a suspendu l’ordre pris au titre de la loi sur la disponibilitĂ© des biens, y voyant un « signe de bonne volonté » pour sĂ©curiser l’approvisionnement sans interfĂ©rer avec la procĂ©dure judiciaire interne. Cette dĂ©tente demeure toutefois prĂ©caire : les exemptions sont par nature rĂ©vocables et la dĂ©pendance au packaging en Chine continue de peser sur la robustesse des flux. 

L’épisode a accéléré une prise de conscience salutaire. Les « crocs » réglementaires existent et peuvent mordre, encore faut‑il des muscles industriels pour encaisser la riposte.

La prochaine fois, l’Europe devra être capable d’arbitrer sans menacer sa propre continuité productive. C’est le vrai test d’une autonomie stratégique crédible : disposer non seulement des normes et des lois, mais aussi de la maîtrise des maillons critiques.

À cette condition, seulement, David peut raisonnablement prétendre tenir tête à Goliath.